Une dernière mission : Partie 1

Note de l’auteur : Une dernière mission : Première partie a été initialement publié dans le Jump Point 3.9

Le bar empestait la bière aigrelette et le carburant de vaisseau. C’était l’un des rades favoris des quais, sans que Jonah ne sache véritablement pourquoi. Chacun de ses pas collaient au sol poisseux. Un morceau de Dieu-sait-quoi craqua sous la pointe de sa botte. Dans l’éclairage faiblard, le barman posait sur lui un regard torve tandis qu’il essuyait un verre crasseux à l’aide d’un torchon graisseux.

Jonah prit place dans une chaise en plastique branlante, conception simili-bois. En son centre, la surface de la table arborait une large entaille, résultat probable d’un couteau ou d’une bouteille brisée.

Le regard du barman se fixa sur l’entrée du rade et ses narines frémirent lorsque la porte s’ouvrit.

Jonah ne venait là que quand il devait rencontrer quelqu’un, et il n’y avait toujours qu’une seule personne qui voulait le rencontrer là. Et en ce moment, il devait de l’argent à cette personne. Beaucoup d’argent. Pour être tout à fait exact, il était en retard dans le remboursement de ses dettes. Jonah s’enfonça un peu plus au fond de sa chaise tandis qu’un sentiment de malaise grandissait peu à peu en lui. Il faut dire que celui qu’il était sur le point de rencontrer avait tendance à prendre les retards de paiement de façon très personnelle.

Ça risquait de faire mal.

« Ça fait longtemps qu’on t’a pas vu, » lança Mickey “Gills” Black, gratifiant Jonah d’une tape dans le dos. L’œil droit de Mickey était écarquillé, sa peau marbrée était teinté d’une couleur violacée. L’histoire disait que Mickey avait survécu après avoir été aspiré dans l’espace sans combinaison. Pour sûr, ça ne devait pas avoir dû durer plus d’une seconde, mais assez pour le défigurer à vie.

Jonah aurait préféré que Mickey reste dans le vide spatial. Sa vie aurait été tellement plus simple.

Jonah le salua d’un « Mickey ». Il essayait de garder un ton enjoué, mais de sa voix s’échappait une tonalité amère. Bien qu’ils aient un accord de longue date, l’idée que Jonah se faisait de Mickey Black ne s’était pas vraiment améliorée avec le temps.

D’un claquement de doigts, Mickey fit signe au serveur, qui lui adressa un regard aussi noir que celui dont il avait gratifié Jonah un peu plus tôt, puis s’éclipsa.

« Aucun respect, dit Mickey. Ce bar ne serait même pas ouvert si c’était pas pour moi. Va falloir que je lui rappelle, mais pas avant d’avoir eu une aimable conversation avec mon vieil ami Jonah. »

Jonah déglutit. « Cher » et « ami »  n’étaient pas vraiment les termes qu’il aurait choisi, mais il se mordit la langue.

« Alors, comment ça va Jonah ? Les affaires se portent bien ?

— Aussi bien que possible, répondit Jonah en tentant de maîtriser son intonation.

— Bien, bien, lança Mickey, mais j’pense que ça pourrait aller mieux, non ? »

Mickey se pencha un peu plus vers Jonah, se tournant vers lui de sorte à lui imposer la vue de son œil à moitié ravagé. Jonah recula. Mickey, dans un rire, se laissa retomber sur sa chaise.

Jonah lui répondit d’un sourire pâle. « Ça peut toujours aller mieux. » Il choisissait ses mots avec la plus grande attention. Il ne voulait pas lui offrir une ouverture dans laquelle s’engouffrer. C’était un jeu auquel il était habitué. Leurs transactions avaient été l’occasion d’y jouer des dizaines de fois durant la décennie qui venait de s’écouler.

Le barman acariâtre s’avança d’un pas nonchalant et posa deux bières sur la table. Jonah tenta de lui dire qu’il n’en voulait pas, mais il avait déjà tourné les talons, les épaules voûtées, grommelant des propos inaudibles.

Mickey absorba une grande lampée avant de laisser retomber sa chope lourdement. « C’est le plus grand verre d’eau frelatée que je me suis jamais envoyé. » Il cracha par terre et le barman lui envoya un regard assassin. Jonah se tortillait sur sa chaise. Soit le type avait la mémoire courte, soit il désirait mourir. N’importe qui d’autre se serait planqué sous le bar ou se serait précipité pour nettoyer le sol. Jonah commença à se faire du soucis pour ce type, mais Mickey se mit à rire.

Dans un frisson, Jonah sirota un peu de sa bière. L’aigreur de la boisson et son arrière goût de moisissure lui arrachèrent une grimace.

Jonah se lança : « Je suppose que tu as un boulot pour moi ? » Il espérait vraiment qu’il s’agissait d’un travail, et pas d’une collecte “d’assurance privée”.

Mickey s’envoya une autre lampée de bière, remua le contenu de la chope devant ses yeux, fit glisser sa chaise autour de la table et se posa aux côtés de Jonah.

« En l’occurrence, oui, » lâcha-t-il.

Jonah sentit ses épaules se relâcher de soulagement. Un nœud à la base de son crâne se détendit. Peut être que ce ne serait pas si douloureux.

« C’est très très simple, entama Mickey, il s’agit juste de transporter quelques marchandises, des fournitures, des choses comme ça. Tu t’en chargeras lors de ta prochaine tournée, un petit écart à ton itinéraire : tu rencontres le client, tu déposes la marchandise, et tu reprends ton petit bonhomme de chemin. Après ça, ce que tu me dois sera réduit de quoi… cinq mille ? »

L’estomac de Jonah se noua. Cinq mille, c’était très généreux pour un boulot aussi simple. Mais en général, quand Mickey parlait de simplicité, il fallait s’attendre à tout autre chose.

« C’est quoi l’arnaque ? répondit Jonah.

— Y’a pas d’arnaque. Juste une livraison.

— C’est qui le client ? fit Jonah en se pinçant les lèvres.

— Sur la vie de ma mère, j’te dis qu’c’est juste une livraison, certifia Mickey.

— D’après c’que j’sais, t’as tué ta propre mère, renchérit Jonah. Alors, c’est qui le client ? »

Mickey ponctua : « Un de nos vieux amis, Pietro ».

Jonah fut pris d’une sueur froide. Pietro était effectivement une ancienne connaissance, mais certainement pas quelqu’un que Jonah aurait pu qualifier d’ami. Entre autres choses, ils étaient collègues au sein du réseau d’espionnage et de livraison de Mickey, Pietro étant un espion.

Pietro Marquez était un agent de l’Advocacy tombé en disgrâce. Ses anciens partenaires avaient découvert qu’il travaillait pour Mickey, et les choses s’étaient gâtées pour lui. Plus récemment, Pietro avait fait des ravages en faussant compagnie à l’Advocacy, ce qui l’avait propulsé au sommet de la liste des individus les plus recherchés. Son portrait était partout.

« Non, dit Jonah, je ne le ferai pas. Il est grillé pour le moment. » Jonah fit mine de se lever, mais Mickey l’attrapa par le bras.

Mickey l’interrompit. « Je me disais bien que tu réagirais comme ça. Tel que je vois les choses, tu m’es toujours redevable, et tu es en retard sur tes remboursements. »

Le nœud qui s’était insinué entre ses épaules était de retour et l’assaillait de plus belle. Jonah aurait presque préféré les contrariétés d’un boulot de “recouvrement” plutôt que d’avoir à se coltiner le chaos que représentait Pietro Marquez.

« Je gère ça pour toi dans quelques jours. Vraiment, assura Jonah, j’aurai pu m’en occuper plus tôt, mais ma fille aînée est malade. Il faut vraiment que je l’emmène à une consultation dans une baie médicale. J’te fais ça fin de semaine, au plus tard.

— Quel père exemplaire. Ce serait vraiment triste pour cette gamine qu’elle grandisse sans toi. » répondit Mickey.

Jonah retomba sur sa chaise. Ses yeux restaient fixés sur la main qui empoignait sur bras. Il ne pouvait pas vraiment refuser un boulot, et il ne l’avait d’ailleurs jamais envisagé, mais là, ça allait trop loin.

« Pietro te connaît, renchérit Mickey, il a confiance en toi. Et j’ai confiance en toi. On sait tout les deux que tu sauras lui fournir ce dont il a besoin. C’est toi qu’il a demandé. C’est ton nom qu’il a indiqué. Il a une grande estime de toi. »

Jonah avait de sérieux doutes sur ce dernier point. La dernière fois que Pietro et lui avaient bossé ensemble, il l’avait appelé son « toutou invertébré ». Et quand on considère ce que Jonah s’apprêtait à accepter, Pietro avait probablement raison.

« Fais ça pour moi, dit Mickey, et tu pourras considérer que ta dette est effacée. Ça fera de toi quelqu’un d’affranchi et de libre. Tu n’auras plus à bosser pour moi par la suite. »

Jonah leva les yeux et regarda Mickey bien en face, son œil globuleux et tout le reste…

« T’as ma parole, renchérit Mickey. Et tu me connais, je ne renie jamais mes engagements.

— En effet. » répondit Jonah, dépité. Les cris qui fulminaient en lui ne finissaient pas de lui rappeler que ce boulot était une erreur, mais il ne pouvait pas passer à côté de l’opportunité de se libérer une bonne fois pour toute de l’emprise de Mickey. « Ok. Je vais le faire. »

Tandis qu’il tendit sa main en direction de Jonah, Mickey se fendit d’un rictus. « Fantastique. Alors, deal ? »

En guise d’approbation, Jonah serra cette main qui lui était tendue.

« C’est bien mon garçon, j’apprécie, dit Mickey, vraiment. »

Et il serra la main de Jonah plus fort.

« A contrario, dans le cas où tu refuserais de le faire, ou si tu devais décider que la fuite est une meilleure option, je me déplacerai personnellement pour percevoir mon dû. Tu vois où j’veux en venir ? »

Jonah déglutit et acquiesça d’un signe de la tête.

« Je ne t’ai pas entendu, dit Mickey.

— C’est bien compris, répondit Jonah.

— Bien. » Il relâcha la main de Jonah et lui tapa sur l’épaule. « Je vais faire parvenir toutes les informations ainsi que la cargaison à ton vaisseau. » Il finit sa bière et s’éloigna de la table.

Jonah l’observait se diriger vers le comptoir qu’il franchit d’un bond. Il entreprit alors de massacrer le barman, qu’il transforma rapidement en une bouillie sanglante. La plupart des autres clients firent comme si de rien n’était. Jonah, lui, observait. Aucun des instants de cette scène sauvage ne lui échappa.

Satisfait du message qu’il venait de faire passer, Mickey se redressa, se lava les mains dans un seau de glace, et retraversa le bar sans dire un mot. Et c’est ainsi qu’il quitta le bar : comme il y était rentré, en sifflotant nonchalamment.

Constatant la sécheresse qui s’était soudainement installée au creux de sa bouche, Jonah pris une nouvelle gorgée de sa bière putride, et s’éloigna à son tour. Il prit lentement le chemin de la sortie. Son estomac s’était noué. En sortant, il regarda par dessus son épaule.

Le barman gisait dans une mare de bière et de fluides divers. Son visage n’était plus qu’un amas sanglant qui nécessiterait probablement de la chirurgie reconstructrice. Il gémit et se recroquevilla en position fœtale. Le type allait survivre, mais il n’oublierait jamais une chose : on ne fait pas chier Mickey « Gills » Black.

 


 

« Vous êtes interdit de vol, Ardoss. »

Ardoss leva les yeux de son sac de pilote pour constater que la sous-directrice Vami le lorgnait par-dessus son bureau. Elle avait ramené ses cheveux noirs en arrière en un chignon serré. Elle portait un pantalon de tailleur vintage gris clair à fines rayures anthracites.

Il retourna à la préparation de son sac. Il avait l’habitude de ses mélodrames et des airs qu’elle se donnait. Un agent de l’Advocacy doit savoir tourner ce qui l’entoure à son avantage, aussi ordinaire et banal que soit son environnement.

« Vous ne devriez pas lancer des menaces que vous ne pouvez pas tenir. dit-il en inspectant son arme.

— Ce n’est pas une menace, prévient-elle. C’est terminé pour vous. Retraite anticipée. »

Elle posa la main sur son mobiGlass et un formulaire apparu sur l’écran du terminal d’Ardoss.

Il cligna des yeux. « A la retraite ? J’ai encore deux ans à faire. »

— Votre dernière mission s’est transformée en une fusillade qui a coûté la vie à une personne et en a blessé huit autres. Et c’est sans parler du million de crédits relatifs aux dommages que vous avez causés. J’ignore même si le centre commercial sera un jour de nouveau utilisable. J’ai reçu une centaine de plaintes provenant des propriétaires des établissements concernés, du conseil municipal, de collectifs de citoyens. Appelez ça comme vous vous voulez. Pour moi, ça s’appelle le chaos. Cerise sur le gâteau, votre cible s’est échappée. »

Ardoss se passa la langue sur les lèvres, puis entama : « J’y suis presque. Il se planque parmi les hors-la-loi. Certes, ils lui ont offert un refuge, mais je connais ses associés. Je connais ses amis. Ce n’est qu’une question de temps avant que je le retrouve.

— Je me fiche de savoir si vous l’avez coincé ou non, c’est terminé pour vous. Vous avez vos ordres.

— Juste comme ça, reprit Ardoss, vous détruiriez ma carrière. Parce que quoi ? Parce que Pietro était l’un d’entre nous ? Je ne savais pas que c’était un ripoux. Comment aurai-je pu savoir ? »

Elle posa ses mains sur son bureau et se pencha en avant. « Vous ne le pouviez pas. Ça n’a rien à voir avec ce qu’il s’est passé. Ça a à voir avec la façon dont vous avez géré ça. Quelqu’un est mort dans l’échange de tir. Vous avez sciemment ignoré les risques que vous faisiez encourir à ceux qui vous entouraient. Les hauts-gradés voulaient vous virer sur-le-champ.

— C’est déjà arrivé avant, à d’autres agents, l’interrompit-il.

— Mais c’est à vous que c’est arrivé, reprit-elle, vous êtes trop exposé aujourd’hui. La capture de Pietro est une priorité. Il est devenu la bête noire de l’agence. J’essaie de vous aider. Laissez quelqu’un d’autre se charger de lui.

— Vous jouez les porte-flingues pour le compte du chef de section, » dit-il.

Vami s’écarta du bureau et se retourna. Elle lui jeta un regard oblique et secoua la tête.

« Ma préoccupation est de préserver l’image de l’Agence, la sécurité de ses agents, et celle des gens que nous sommes censés protéger.

— Très bien. En termes d’image, le fait que l’un de vos agents soit une pomme pourrie, c’est vraiment pas bon. Alors tout naturellement, vous voulez montrer à vos chefs que tout est sous contrôle.

— Quelqu’un est mort Ardoss.

— Et combien de personnes croyez-vous que Pietro a tué alors qu’il nous espionnait pour le compte de Mickey Black ?

— Vous en faites une affaire personnelle, répondit Vami, tête baissée.

— Mais c’est personnel, reprit Ardoss. Pietro Marquez était mon partenaire. J’aurai dû m’en rendre compte plus tôt. Laissez moi m’occuper de ça Vami, juste une dernière capture. S’il arrive à rejoindre l’espace Banu, on le retrouvera jamais. »

— Vous ne savez même pas où il se trouve, fit-elle en se pinçant l’arrête du nez.

— Non, pas encore, insista Ardoss, mais j’ai fait foirer son évasion quand je l’ai découvert. Le vaisseau d’évacuation qu’il a utilisé a été endommagé. Tout ce qu’il a maintenant, c’est son vaisseau de l’Agence. Sa balise d’enregistrement est toujours active et je sais qu’il a repris contact avec Black. J’ai parlé à plusieurs informateurs. Black lui a fournit une planque pour ne pas se faire remarquer jusqu’à ce qu’il puisse changer de balise ou mettre la main sur un nouveau vaisseau. Croyez-moi, je peux le trouver. »

Vami s’enfonça dans sa chaise, à l’autre bout du bureau d’Ardoss. « Donnez-moi toutes les informations que vous avez et nous réattribuerons le dossier à quelqu’un d’autre. Vous êtes trop proches l’un de l’autre.

— Exactement, je l’ai entraîné, Vami, objecta Ardoss. Vingt ans ensemble. On a réalisé des centaines de missions côté à côté. Je connais Pietro mieux que n’importe qui dans cette organisation. Même si je n’ai pas su le voir auparavant, je sais où regarder maintenant. Il y a ce pilote de fret, Jonah Ruskella, j’ai vu son nom traîner par-ci par-là. »

— Alors comme ça ce sont des compères de boisson, fit Vami en haussant les épaules.

— Non, reprit Ardoss. Ruskella fait des livraisons pour Mickey Black. Ils ont été vus ensemble. C’est une info que je tiens de trois sources différentes.

— D’accord. Mais qu’est ce que ça a à voir avec Pietro ?

— Ils disent que Ruskella s’est mis à transporter du matos et du ravitaillement pour Mickey depuis ces dernières vingt-quatre heures. »

Vami croisa les bras et se pinça les lèvres. « Ça fait beaucoup de spéculations, Ardoss. Beaucoup.

— Qu’est ce que je peux faire de mieux ? Je pourrai me mettre à surveiller le point de saut qui permet d’accéder à l’espace Banu, en espérant d’être chanceux. Ou alors je pourrai me mettre à suivre une piste.

— Vous présumez que je vais vous laisser faire, interrompit-elle.

— Ne me faites pas ça, Vami. Ne mettez pas un terme à ma carrière comme ça. Laissez moi finir ça, une dernière traque.

— Même si vos renseignements sont corrects…

— Ils le sont, trancha-t-il. Ces gars ne me mentiraient pas. Pas au prix où je les paye.

Elle serrait la mâchoire. Au bout d’un temps, il rajouta « J’en ai besoin ».

—  Je ne veux pas que vous refassiez la même connerie qu’au centre commercial. Vous vous tenez tranquille, fit Vami dans un soupir.

— Vous avez ma parole. J’embarquerai à bord du vaisseau de Ruskella, incognito, je le suivrai jusqu’au point de rendez-vous avec Pietro, et je mènerai l’arrestation.

— Juste comme ça ?

— Juste comme ça.

— Et si la livraison n’est pas pour Pietro ?

— Je trouverai une autre piste. fit-il en haussant les épaules.

— Non, certainement pas, dit-elle, droite dans ses bottes. C’est tout ce que je peux vous proposer. Vous embarquez à bord de ce vaisseau et vous vous mettez à la recherche de votre ancien partenaire. Si vous ne trouvez pas Pietro, vous revenez.

Il serra les dents. Il savait que son intuition était la bonne. Il le fallait. Il n’avait pas besoin que Vami vienne obscurcir son jugement. Il fallait que ça fonctionne. Il n’y avait aucune autre option.

« Bien, dit-il.

— Que les choses soient claires. Au moindre mort, qu’il soit accidentel ou non, au moindre dégât, à la moindre plainte, vous pouvez faire une croix sur votre retraite. Vous vous retrouverez en cellule. »

Visiblement irrité, Ardoss acquiesça : « Compris. »

Après cela, elle quitta son bureau. Elle n’eut même pas un regard pour lui.

C’était donc comme cela que ça allait se passer. Il pouvait encaisser. Tout ce qu’il voulait, c’était Pietro Marquez. Il voulait lui demander pourquoi. Il voulait comprendre. Il n’avait pas pensé avoir à le faire un jour.

 


 

Jonah fixait le manifeste attentivement, ses mains tremblaient. C’était censé être un transport de fret. Pas de passagers. Pourtant, des passagers, il y en avait quatre sur le manifeste.

Il alla à la rencontre de son chef, le contremaître des docks.

« Il est censé n’y avoir personne sur ce vol, » dit-il. Il flanqua le manifeste sur le bureau du contremaître.

Le regard plissé et vitreux du contremaître Haru se posa sur lui. Un addict à la WiDoW qui ne se donnait même pas la peine de le cacher. Il était grand et élancé. Ses veines teintées de noir donnaient à ses bras l’apparence d’un corps contaminé. Le tatouage d’araignée devait aussi y être pour quelque chose. Jonah n’avait vu d’araignée qu’une fois, lorsqu’il avait eu à s’occuper d’une livraison sur Terre. Mais ce souvenir s’était évaporé quelque part dans les limbes de son cerveau. Il avait déjà eu l’occasion de voir des insectes par le passé, mais cette araignée-là était le seul qui se soit mis à ramper jusque dans ses cauchemars. Trop de pattes. Char, son copilote, lui avait suggéré qu’il rencontre un mille-pattes un jour… Jonah n’avait pas vraiment apprécié l’idée.

Haru plaça ses mains épouvantables sur son bureau boiteux et se déplia. Une fois debout, il lécha ses lèvres fines et parcheminées. « Tu as des passagers quand je te dis que tu as des passagers. »

Haru était un tyran. Il avait la réputation de différer le versement des payes, d’immobiliser les vaisseaux au sol, et de suspendre les pilotes quand ceux-ci en venaient à l’énerver. Jonah marchait sur des œufs.

« Je décolle dans quatre heures, dit-il, je ne vais pas avoir le temps de faire tous les préparatifs.

— Dans ce cas-là, décolle dans cinq heures, répondit Haru, je me contrefous de savoir à quelle heure tu pars du moment que tu décolles avec ce qui est sur le manifeste. »

Haru leva son sourcil glabre et fixa Jonah. Il ne pouvait pas partir dans cinq heures. Il avait un programme à tenir. Haru, lui, ça lui était bien égal. Mais Jonah ne voulait pas avoir à expliquer à Mickey que sa livraison était retardée.

Les épaules affaissées, Jonah céda. « Je partirai dans quatre heures. Je vais tenir les horaires.

— Excellent nouvelle, fit Haru en souriant, je dirai au point de livraison qu’ils peuvent t’attendre à l’heure prévue. »

Jonah répondit au sourire de son patron par un rictus figé et teinté d’inquiétude. Haru était un type presque aussi dangereux que Mickey. La seule différence notable entre l’un et l’autre résidait dans le fait qu’Haru n’était pas enclin à vous réduire en bouillie ou à vous balancer dans le vide spatial au premier désaccord.

Si Jonah avait eu les fonds nécessaires, il aurait pu lancer sa propre affaire, auquel cas Haru aurait pu décider si oui ou non il prenait des  passagers à bord de son vaisseau. Mais dans la situation présente, toute son épargne revenait à Mickey ou alimentait un fond fiduciaire pour ses enfants. Ce n’était pas grand-chose, mais il voulait qu’ils aient la chance de mener une meilleure vie que la sienne.

Cela changerait probablement après ce boulot. Jonah allait pouvoir lancer son affaire et mettre de la distance avec Haru et Mickey.

A condition, bien sûr, que Mickey tienne sa parole.

Il prit congé d’Haru et se précipita vers son vaisseau, l’Open Sky. Il avait beaucoup de choses à préparer avant le départ. Sécuriser les sas, nettoyer l’espace passager, prévoir les vivres pour le voyage. Ces choses prennent du temps. En temps normal, une durée de vingt-quatre heures s’écoulait entre l’inscription de passagers sur le manifeste et le décollage. Mais cela ne surprenait pas vraiment Jonah étant donné qu’Haru était un habitué de ce genre de conneries. De manière générale, il suffit de donner à un homme suffisamment de crédits pour qu’il se mette à oublier n’importe quel protocole…

Jonah embarqua et se rendit directement dans le cockpit.

« Nous avons des passagers, » dit-il, en reprenant son souffle tandis qu’il franchissait le pas de porte.

« Je sais, » répondit Char, sans lever le nez de ses vérifications de pré-décollage. Ses longs cheveux noirs étaient relâchés en arrière. Quelques mèches grises s’échappaient de sa tignasse et se mélangeaient aux reflets argentées de sa combinaison de vol.

Jonah lâcha un soupir : elle savait toujours tout sur tout. Après bientôt dix ans à voler ensemble, il n’avait pas le souvenir que sa copilote ait été prise une seule fois au dépourvu.

« Un gars sorti de nulle part, un politicien de bas étage qu’était encore là y’a environ une heure et qu’a fait tout un cirque à propos de je-ne-sais-quels accords, dit-elle. Elle poursuivit en riant. Il a demandé des quartiers privés, il m’a collé son mobiGlas dans la tronche et a essayé de me montrer des espèces de documents à propos de traitements préférentiels. Genre on est dans un Starliner ! »

Un bureaucrate, qu’importe la petitesse de son statut, était typiquement le genre de personne pour qui Haru était capable de se plier en quatre. Cela expliquait beaucoup de choses. Jonah n’aimait pas ça, ça rendait le boulot plus difficile.

« Qu’est-ce que tu lui as dit ? demanda-t-il.

— Je l’ai envoyé au salon VIP, fit-elle en riant, et je lui ai dit de revenir quand on l’appellerait pour l’embarquement. Si tout ce qu’il peut s’offrir est un vaisseau comme le nôtre, il n’aura que ce qu’on lui donne.

— Mais on n’a pas de salon VIP…

— Oui, maintenant, il est au courant. Il doit probablement toujours être assis dans la salle de repos.

— Et les autres passagers ?

— Je pense qu’on a une femme d’affaire, répondit-elle en haussant les épaules. Je ne l’ai pas rencontré, mais rien d’alarmant à en croire ses papiers. On a aussi une espèce de gosse de dix neufs ans. Il doit probablement avoir l’intention de quitter cet endroit pour trouver du travail ou pour rendre visite à sa famille. Ça a l’air tranquille, ils ne devraient pas nous poser de problèmes.

— Et le quatrième ? demanda Jonah.

— Un retraité. Sans doute un papy en vacances. J’te dis qu’ça va l’faire cette course, un jeu d’enfant. J’ai déjà récupéré les colis de nourriture qu’on a commandé, et j’ai réquisitionné quelques nettoyeurs à l’un des gros vaisseaux. On sera dans les temps !

— Qu’est ce que je ferai sans toi, Char ? s’exclama Jonah.

— Tu mourrais probablement dans le vide spatial, par exemple ? envoya-t-elle dans un rictus diabolique. Ou tu te ferais flinguer par un pirate ? »

C’était effectivement un scénario possible.

« Je t’ai ramené un colis, lui dit-il. On dirait que c’est un truc que t’a envoyé ta sœur.

— Ah ouais ? Qu’est ce qu’elle veut encore celle-là ?

— Va falloir que tu l’ouvres pour le savoir, fit Jonah dans un haussement d’épaules. Ah, et j’ai mis la main sur de la réglisse au marché. » Il fouilla dans sa sacoche et en extirpa un petit paquet en plastique scellé.

Le regard de Char s’illumina. « Les merveilles ne s’arrêtent jamais. » Elle déchira le paquet et prit un morceau de réglisse. Elle le glissa dans sa bouche et ferma les yeux.

« C’est si bon…

— Si tu l’dis, grimaça Jonah

— Je le dis surtout pour moi ! reprit-elle, souriant de toutes ses dents.

— Va falloir qu’on fasse un crochet avant notre dernier arrêt, annonça-t-il.

— Un petit boulot supplémentaire ?

— Ouais. »

Il n’avait jamais rien dit à Char à propos de Mickey, il ne voulait pas que ça lui cause de problèmes. C’était une ancienne militaire, elle savait très certainement se défendre, mais Jonah l’appréciait trop pour l’obliger à se salir les mains. Après avoir volé ensemble pendant seize ans, Char était sa plus vieille amie, celle à qui il tenait le plus. Et il existe une liste réduite de choses que l’on ne fait pas pour ses amis. Mickey Black était l’une d’entre elles.

Ils finirent les dernières vérifications avant le décollage avec l’aide de deux travailleurs journaliers et commencèrent l’embarquement des passagers avec une demi-heure d’avance.

Le politicien, un homme du nom de Nickolas Thrumm, était au moins aussi nocif que Char l’avait décrit. C’était un homme grassouillet, aux cheveux noirs gominés, aux mains manucurées, habillé d’un costume hors de prix. Il transportait une valise en cuir et exhalait comme une odeur de bois. Char disait que c’était du bois de santal, une essence d’arbre rare ou quelque chose dans le genre.

Thrumm jeta un œil au vaisseau et fronça les sourcils.

« C’est pas bien grand. dit-il.

— En effet, c’est un petit vaisseau. répondit Char dans un haussement d’épaules. »

Il se tourna alors vers la zone passager.

« Et c’est exigu. » Sa voix prenait des intonations nasales qui arrachaient des grimaces à Jonah. Thrumm demanda :

« Où sont mes quartiers ?

— Il n’y a pas de quartiers privés, répondit Jonah.

— La zone passager, c’est pas si mal ! ajouta Char. Les fauteuils sont complètement inclinables et vous avez vos propres espaces de rangement pour vos valises. Il y a même des filets au cas où vous voudriez dormir en gravité zéro.

— Parce qu’il va falloir que je dorme ici ? demanda Thrumm.

— C’est le mieux que l’on ait à offrir, reprit Char, indifférente. Si ça ne vous plaît pas, c’est peut être un aspect que vous auriez pu prendre en compte quand vous avez fait une réservation dans un vaisseau d’une si petite taille. Maintenant, si ça ne vous ennuie pas, il faut que l’on termine la procédure d’embarquement. »

Dans un soupir, Thrumm abandonna ses critiques, ce qui permit à Jonah et Char d’accueillir les passagers restant.

L’adolescent, un jeune homme qui semblait ne compter que sur sa belle gueule, marmonna quelque chose dans leur direction et alla s’installer dans le fond. La femme d’affaire, une certaine Winona Crim, alla s’asseoir à côté du môme. Elle ne prit même pas la peine de saluer Char et Jonah. Elle s’assit dans un soupir, farfouilla dans son sac à main et en sortit une boite de cachets. Elle en goba une poignée et s’étendit sur son fauteuil en faisant un drôle d’air pincé qui semblait dire qu’elle aurait préféré être n’importe où ailleurs plutôt que dans ce vaisseau.

« Elle, c’est pas une voyageuse facile, » fit remarquer Char.

Jonah opina du chef.

Le dernier passager, le retraité, était un homme à l’apparence cagneuse. Il avait des cheveux blancs et il lui manquait un morceau de l’oreille gauche. Le nom indiqué sur le manifeste était Tom White. Il s’assit en face de Thrumm.

« Tout le monde est là, demanda Jonah. Attachez vos ceintures. On partira dès qu’on aura reçu l’autorisation du contrôle aérien. »

Les passagers demeuraient silencieux tandis que Jonah et Char s’installaient dans le cockpit. Tout allait pour le mieux et ils reçurent rapidement l’autorisation de décollage. Ils se désengagèrent du quai et verrouillèrent leur trajectoire en direction du point de saut. Jonah activa l’ordinateur de navigation et se retourna vers les passagers pour vérifier s’ils avaient bien attaché leurs ceintures.

Thrumm était en train de dévisager le retraité. White.

« Votre visage me dit quelque chose, dit Thrumm.

— J’ai l’un de ces visages que l’on croit voir partout. répondit White. Ça m’arrive tout le temps.

— Non, objecta Thrumm en secouant la tête. Je vous ai déjà vu quelque part. Vous n’étiez pas dans une vidéo ou quelque chose comme ça ?

— Si seulement, fit White en souriant.

— Ça y est, je vous remets ! s’exclama Thrumm. Je vous ai vu aux informations. Vous êtes un agent de l’Advocacy n’est-ce pas ? Ardoss c’est bien ça ? »

Jonah, sentant son sang quitter son visage, retourna à sa console de navigation. Ardoss. C’était le nom de l’ancien partenaire de Pietro. Il était foutu.

À suivre…

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